Au jour le jour
Ces pages sont la chronique de ma vie à bord de
l’Utrillo. Je parle évidemment de moi, de mes impressions, de mes lectures, ce
qui paraîtra parfois égocentrique, parfois barbant, peut-être pédant. J’espère cependant
que vous y trouverez en y picorant quelque bonheur ou inspiration pour votre
propre voyage, quel qu’il soit.
Jeudi 17-9 / J1
17h30, l’agence
annonce un départ avancé au 18 au lieu du 19 ! Vent de panique, faut séance
tenante terminer les bagages, fermer toutes les fenêtres, payer les lois
sociales, merveille de l’Etat providence à la belge, trouver un lift pour être
au Havre vers 17h, saluer la gentille voisine allant gaillardement sur ses 90
ans, diffuser les derniers messages, vérifier pour la dixième fois que
passeport, certificat médical, carte de vaccination et billet d’embarquement
sont bien dans le « baise-en-ville ».
Vendredi 18-9 /J0
11h, départ de
Genappe avec Thomas (mon fils) et Cécile sa maman pour Le Havre. Arrivée 16h30,
parking devant l’hôtel Nomad. Le Havre, chef d’œuvre de l’architecte Perret, inscrit
au Patrimoine de l’Unesco, avec ses larges avenues bordées d’immeubles tout en
horizontalité (on est face à l’océan) rappelant le style paquebot (bis
repetita). Appel au taxi agréé par le TDF, Terminal of course de France.
« Vous êtes capitaine ? » demande le chauffeur ! Avec ma
barbe, j’ai sans doute des airs du capitaine Findus. Il nous dépose au pied de
l’Utrillo et viendra rechercher Cécile et Thomas plus tard. Gigantisme des
grues qui transbordent, en une véritable chorégraphie rythmée par les bruits de
câbles et d’impacts, des centaines de conteneurs. Un petit jeu qui durera toute
la nuit. « Are you the new passenger ? » lance un jeune marin au
sourire éclatant. Il est Indien, comme tout l’équipage, d’ailleurs. Extrême
gentillesse de tous ceux qu’on croise. Je demande si mes accompagnants peuvent
monter à bord. « No problem ». Visite de ma cabine, petite avec grand
lit et cabinet de toilette. Pas de luxe, sinon celui de pouvoir se créer un
petit univers intime, qui sera en quelque sorte « mon voyage autour de ma
chambre ». On passe par le dining-room, la salle de fitness, la piscine
pas olympique mais remplie à la demande ( !), les frigos, la salle des
machines pour finir sur la passerelle, le clou de la visite ! Emerveillement,
avant la séparation, dont je tairai le récit.
Installation dans
la cabine, repas simple, indien, bon sans être gastronomique, vin californien typique
« us », qui ferait s’enfuir mon ami Alain Pardoms, acheteur des
nectars bachiques pour Delhaize. Fais connaissance de deux Anglais, charmants,
voyageant seuls. Elle institutrice à la retraite, alerte septuagénaire, photographe
passionnée, bénévole dans un hôpital pour… éléphants au Sri Lanka, curieuse du
nouvellement élu président du Labour réputé gauchiste sincère et intransigeant,
antithèse du cynique « Blair le menteur » (B-liar). Lui, mid-60s, chercheur
en sciences, grand échalas aux petits yeux myopes, qui descendra à Sydney où
l’attendra son épouse. Tous deux s’expriment dans un anglais châtié, glissant
et ouaté, et sont des inconditionnels of her gracious Majesty mais contrairement
à elle ne parlent pas un traître mot de la langue de Voltaire (ou ne consentent
pas à le faire, mon anglais leur suffisant apparemment).
L’anglais sera
donc ma langue véhiculaire, pas toujours facile à comprendre parlé par des
Indiens. Mais j’ai mes chers livres. Je relis avant de sombrer dans le sommeil
les premières lignes de « Chemin faisant » de Jacques Lacarrière,
chef d’œuvre de la littérature des marcheurs impénitents dont j’étais avant que
mon dos ne s’en mêle.
Samedi 19-9/J1
Dormi comme un
bébé. 6h, le navire s’ébranle, poussé par un vaillant remorqueur (engins trapus
qui contrairement à leur nom, poussent autant qu’ils tirent). Cette masse
avance calmement portée par la puissance prométhéenne qui habite ses entrailles.
Ballade jusqu’à
la passerelle. Le cargo suit le chenal vers la haute mer. Le pilote du Havre
quitte le navire via une vedette sur laquelle il saute allègrement. Petit
déjeuner sobre, nappe ayant un peu vécu, jus de fruit, fruit, toasts,
confitures. Quant aux œufs brouillés, ils me font penser au « Parti d’en
rire », de Dac et Blanche, dont le programme politique chanté sur l’air du
Boléro de Ravel prônait la réconciliation ! Ballade bis, accueil sur la
passerelle où on me propose un café, paraît-il, que je m’autorise à améliorer.
Explications sur tout l’appareillage, les cartes, la route tracée au compas, le
tout avec kindness, dans un calme olympien. Le maître-mot est la sécurité, plus
que la vitesse même si on comprend vite que la profitabilité, ce néologisme cher
à la pensée libérale unique, est la vraie finalité. J’écris ces premières
lignes dans le meeting-room, face aux hublots ouvrant vers la proue et la
succession de « petites boîtes » que sont les conteneurs. La voie
passe au large du Cotentin, dont on aperçoit Cherbourg, avant de virer plein
ouest vers le grand large.
M’envahit une
torpeur. Oreille interne qui opère un « reset » ? Engourdissement dû
au temps qui s’écoule sans pression aucune ? Premiers signes de la décompression
qui s’amorce ? Couché une vingtaine de minutes à même le pont, je sens,
comme Bardot sur son Harley-Davidson (mais sans les sous-entendus gainsbourgiens),
« les trépidations de ma machine ». Car ce cargo, c’est un peu ma
machine, et cette machine ronfle sans arrêt, ahanant comme des milliers de
chevaux qui semblent ne jamais ployer sous la charge. Bruit implacable,
lancinant, angoissant. Mais aussi rassurant car il témoigne d’une énergie qui
m’est partiellement dédiée. Même s’il me fatigue, j’en ferai mon principal
allié.
Ce midi, côte de
porc, courgettes et patates mis en œuvre par le chef indien, le cook. Le
sanskrit « cuisinier » signifierait « assembleur
d’épices ». Cela se vérifie. Le tout-venant prend des saveurs subtiles, en
un parfait équilibre de piquant (on a pitié de nos tuyaux peu rompus aux feux exotiques),
de douceur, le tout emballé de couleurs chaudes. Le vin semble même avoir – un
peu - gagné en qualité, où serait-ce un signe d’une certaine routine
s’installant. Ma vie antérieure de rongeur me fait demander à Vik, le steward,
« some lettuce with carrots and tomatos » pour le soir.
PM calme, entre
sieste et lecture, entrecoupées de visite à la passerelle. Je serai incollable
sur la question maritime d’ici trois mois. L’officier navigant me signale que
normalement on va « straight on », c’est-à-dire
« rechtdoor » ou tout droit, jusque New York mais qu’on tourne
parfois quand il faut, lisez un coup de grain. Cela me fait penser à un passage
de ce « Chemin faisant » que je viens de relire (page 42, Jacques
Lacarrière, Chemin faisant. Mille kilomètres à pied à travers la France,
Payot) : recommandé pour savoir ce que recouvre réellement ce « tout
droit ». Un texte plein d’allant, humoristique, dans une langue admirable
et qui sera mon livre de chevet.
Par ailleurs
chargement des premières vidéos (merci Cécile). Et embrouillaminis de fils et
câbles de toutes sortes.
Premiers dauphins
aperçus vers 17h30, qui batifolent dans une mer d’huile loin du chaos du monde.
Perdu dans mes
pensées, j’en oublie le repas et suis gentiment rappelé à l’ordre par Alma, la
passagère anglaise. J’arrive un peu confus au mess. « No problem »
m’assure Vicky qui me sert une avenante salade de crudités accompagnant une
barbaque cuite et recuite mais curieusement agréable en dépit d’une consistance
de type semelle.
Dimanche 20-9/J2
Nuit chaotique,
réveil 2h00, lecture, assoupissement. 6h30, montée à la passerelle. Pas de trafic,
« that’s Atlantic ». Nous voguons à environ 30 à l’heure, sur une mer
qui se forme sous le vent de face en train de forcir. L’avant du cargo monte et
descend doucement mais lundi et mardi s’annoncent « a bit rocky ».
Conversation très amicale et très instructive avec le « chief
officer », 29 ans, homme superbe coiffé d’un turban, originaire des
contreforts de l’Himalaya, attiré par la mer très jeune, formé à Dubai,
Londres, Nouvelle-Zélande en un cursus de neuf ans ! A 10 h, rendez-vous
deck A pour rejoindre la proue du navire. Cette zone est interdite aux
passagers non accompagnés par un officier. Petit déjeuner british.
L’estomac lesté,
nous partons casqués en compagnie du captain et du « chief » vers
l’avant. Là, on se rend compte que ça bouge ferme, surtout dans la coursive de
120 mètres qui court sous les conteneurs. A l’avant, on est aux premières loges
pour apprécier des creux qui vont s’amplifiant. Je comprends la fascination des
marins pour un élément dionysiaque qui ensorcelle. Parfois, j’ai envie de
sauter par dessus le bastingage pour me joindre à cette sorte de bacchanale.
De retour dans ma
cabine, je m’effondre sur le lit pour une sieste apéritive. A table, l’Inde
toujours, savoureuse, au piquant adouci par un yaourt aux légumes, aigrelet
mais rafraîchissant. Conversation impromptue avec Alma au sujet de la fin de
vie (« dignity »). Sieste bercée jusque 16h30 ! Première
tentative d’envoi de mail via le pc du bord. Clavier eng/chinese pas évident.
Repas du soir prosaïque :
pizza pas très cuite, bonne salade heureusement, renonce au dessert mais je
pillerai la boîte à biscuits (excellent crackers). Passage sur la passerelle
pour admirer le mouvement de balancier du bateau. Petite bière avant dodo,
quelques pages de « Chemin faisant » qui me font sourire, notamment
la description de ce facteur dans un bistrot de province, fixant intensément
son ballon de rouge comme s’il pensait y décrypter le mystère du monde.
Lundi 21-9/J3
Nuit ponctuée de
réveils et d’endormissements, bercée par le mouvement du navire. Quand sa
compression est à son maximum, c’est-à-dire quand il plonge après le passage
des vagues, le navire émet comme une plainte animale un peu lugubre, sourde, toute
en fréquences basses, comme émanant de quelque monstre antédiluvien.
Le navire
justement. 200 mètres de long, 31 de large. Construit en 1999 dans un chantier
chinois ; moteur coréen, pavillon chypriote, affrété par la CMA/CGM,
héritière des mythiques « Messageries Maritimes » évoquant la
Cochinchine et le Tonkin, et « Cie Transatlantique » qui exploita,
pour son malheur, le « France ». La partie habitée se répartit sur 7
étages, à gravir ou descendre par des escaliers ou un ascenseur. Les chambres
des passagers sont au niveau E, sous la passerelle. Capacité de chargement :
2262 conteneurs. Tous contenus : dans ceux réfrigérés, viande, poisson,
fruits, jus, vin, bière, eaux ; dans les autres, vêtements, meubles,
pianos à queue, tondeuses à gazon, batteries de cuisine, bibelots et menu
fretin. Le chargement est fonction des escales et de la stabilité du navire.
Dans les soutes, 6 étages, les conteneurs les plus lourds à fond de cale, les
plus légers au-dessus. Sur le pont, idem. La répartition est planifiée à terre
et approuvée par le chef officier qui doit s’assurer d’une disposition
contribuant à la stabilité du navire. Celle-ci est complétée par la gestion de
l’eau de mer dans les ballasts. La propulsion est assurée par un moteur diesel
flirtant avec les 28.000 chevaux, actionnant l’arbre de l’hélice tournant jusqu’à
93 tours/minute. La consommation est de 4000 litres/jour. Une paille !
Pourtant, c’est en économisant sur le carburant que l’impact économique est le
plus fort, et c’est pour cette raison qu’un porte-conteneur est plutôt tortue
que lièvre.
J’écris ces
lignes dans le « guests-room » pendant que s’active dans ma cabine la
« fée du logis. »
Coquin de
sort ! Egaré mes lunettes magiques, ou envolées durant une rafale en
montant à la passerelle. Faut dire que ça soufflait un maximum. Le bateau est
engagé sur une inlassable ondulation, la poupe plonge, se soulève, replonge.
L’intensité est variable. Parfois, la violence de la houle provoque des chocs
et des craquements.
Sieste apéritive
suivie d’un « indian stew » excellent avec pommes de terre sautées et
brocoli simplement blanchi. Fruits au dessert.
Retour en cabine.
Lecture, sieste. Visite de la « library ». Livres anglais et
français, sans doute laissés en cadeau par les passagers précédents. Classement
assez aléatoire, dans la catégorie « policiers », on trouve… la
Bible ! Une heure à la passerelle et grande conversation avec le
« chief officer » dont j’ai déjà parlé et prénommé Karren. Je
comprends que sa vie est orientée vers l’argent. Il va gagner en quelques
années de quoi vivre très confortablement dans son pays ! Il me parle de
sa crainte de voir l’Islam noyer les siens sous une démographie galopante mais
croit que dans le monde, le premier pays « islamisé » sera la France.
Repas simple – j’ai obtenu les crudités que je voulais. Passage par la boîte
mail du bord. Soirée passée en regardant « MASH », pantalonnade militaro-médico-érotique
qui n’a pas pris une ride, avec un Donald Sutherland grandiose.
Mardi 22-9/J4
Nuit calme en
dépit du navire qui tangue un peu. Sur la passerelle à 6h30 juste à temps pour
voir une dizaine de dauphins jouer à côté du bateau. Splendide, une perfection
de la Création. J’entame la (re)lecture de l’histoire du Canard enchaîné.
10h30, visite de la salle des machines guidée par Karren. Bruit infernal et
chaleur lourde dans un « air » alourdi par les relents d’huile et de
fuel. Accueil dans la salle de contrôle. Le moteur est un Hyundai coréen, 7
cylindres en ligne proposant une puissance de plus de 28.000 cv. C’est le seul
équipement qui n’a pas de back-up. Quatre ingénieurs le dorlotent et sont
reliés par téléphone à une assistance à terre. Le moteur peut continuer sa
marche même si on doit mettre un des cylindres hors service. La salle des
machines va depuis la ligne de flottaison jusqu’à l’arbre actionnant l’hélice
intégralement en fonte. Une hauteur équivalente à six conteneurs. En cas
d’entrée d’eau dans le navire, des cloisons étanches isolent le compartiment
inondé. L’idéal, un seul dans ce cas. Plus embêtant quand la salle des machines
et un compartiment sont inondés. La solution est alors d’attendre un remorqueur
en faisant quelques belotes.
A peine revenus
sur le pont, nous sommes accueillis par une douzaine de dauphins, survolés par
autant d’oiseau virevoltant au ras des vagues.
Repas simple.
Sieste et lecture, visite à la passerelle puis sur le pont arrière où on sent
la vitesse du bateau. La mer se calme. Vers 16h, passage d’un cargo. 18h repas,
20 heures projection d’un Hitchcock dans le « meeting room », j’ai
oublié le titre de ce film évidemment très vieilli mené par un James Stewart
qui semble peu concerné.
Je me rends
compte que s’installent une routine et des codes qui créent un climat apaisant.
Aucun ennui jusqu’à présent.
Mercredi 23-9/J5
Réveil 4h, bien
dormi. Ballade sur les ponts avec ma lampe frontale. Il pleut car nous quittons
paraît-il le front chaud pour entrer dans le front froid. La mer est agitée, le
vent monte en puissance (4 beauforts) et devrait culminer jeudi soir avec 6
bfts. Lecture ce matin, remise en ordre de ma cellule monastique, qui dispose
d’un frigo. Il y a un petit supermarché à bord, de l’ordre de 2m2 où on trouve
autant du beauty care que de nourriture solide (chips, chocolat Cadbury,
biscuits) et liquide dont l’offre va du Pepsi au Cognac en passant par de la
bière hollandaise (devinez la marque) et australienne que je goûterai ce soir.
Dehors, ciel bas, mer noire, rafales et drache (sic). J’ai continué ma lecture
de l’histoire du Canard enchaîné, et pris un réel plaisir avec celles,
nombreuses, consacrées aux années « mongénéral », néologisme qui
traduisait le caractère autoritaire de celui à qui le journal consacra une
rubrique à la Saint-Simon : « La Cour ». On y voyait de Gaulle
martyriser son premier ministre Michel Debré, baptisé « l’amer Michel ».
Madame de Gaulle avait hérité, en raison de son bon sens réputé, du surnom non
dénué d’affection de « Madame de Maintenant ». Les pages sur Giscard
sont cruelles, en particulier celles dénonçant sa morgue aristocratique, la
particule achetée par son père et la démagogie des invitations impromptues à
déjeuner chez des Français. L’affaire des diamants de Bokassa, qui lui coûta la
présidence, est relatée de manière cocasse ; on y lit que l’avocat de
Giscard se nommait Me… Boccara !
Lunch darne de
saumon grillé, pas mal, avec sauce… à l’orange. Surprenant et concluant. Alma
ayant souhaité beaucoup de « vegetables », se voit exaucée au-delà de
ses plus folles espérances ; carottes et courgettes délicieuses, cuites à
point et ravivées au beurre, un vrai délice. PM sieste courte, alors que le
bateau secoue parfois rudement. Lu dans la « Courrier international »
un papier sur le repli des nationalistes catalans, dont « le seul projet
est de précipiter la Catalogne fièrement vers l’insignifiance ».
14h30, montée à
la passerelle, le temps s’éclaircit ! Nous avons passé le front froid, à
présent vent dans le dos, ce qui fait osciller le bateau de gauche à droite. La
mer change de couleur ; de noir de Chine elle devient bleue, malgré la
pluie qui redouble. Karren prévient que cela va secouer pendant deux jours.
Passe deux heures sur la passerelle à remettre de l’ordre dans mon Mac.
Excellent chili con carne. A 20h15, passage d’un supertanker à babord (je
commence à utiliser le langage ad hoc, mille sabords !). On aperçoit ses
feux puis sa silhouette entière. La mer grossit. En écrivant ces lignes, je
m’assied au bord du lit de telle façon à répondre aux mouvements en poussant
sur les jambes ou en soulageant la pression. A table, c’est impossible. Je vais
essayer de dormir couché ou assis, en me calant dans les oreillers !
Bigre, ça bouge…
Jeudi 24-9/J6
Pour ce qui est
d’avoir dormi, nuit blanche jusque 5h00 du matin ! Trop de café et de vin
blanc. Mais pas dénuée d’intérêt. Roulis incessant qui vous bascule d’un côté à
l’autre du lit ; vacarme incessant ; rugissements du monstre de la
cale ; rideau de la douche qui fait le va-et-vient ; livres qui font
le plongeon, etc. Je suis réveillé par le soleil à 6h00. Dehors, le spectacle
est grandiose : mer noir et argent, le ciel s’est entrouvert pour laisser
tomber les rayons du soleil tels une pluie dorée. Matinée paresse, sieste.
Repas mixte indien et européen, parfaitement cuit. Fruits à volonté. Hourrah,
Paul, le passager anglais a retrouvé mes lunettes sur le pont. « God
blessed him ». Comme je suis crevé, je dors deux heures pour me réveiller
sur une mer calme. Le bateau tangue inlassablement, comme désabusé. Nous sommes
au large de Terre-Neuve (sud-est) dont l’approche est redoutée en raison du
gigantesque banc de sable qui l’entoure, exception faite du chenal qui mène au
Saint-Laurent. Cela évoque les « terreneuvas » qui partaient de
France pêcher la morue. Entamé la lecture d’un livre de Charles Enderlin,
ancien correspondant de France 2 en Israël, « Par le feu et par le
sang », consacré à l’histoire de l’indépendance du pays. Histoire terrible
dont on se demande comment elle se terminera. Je lis ce livre sur une
« liseuse » Kobo, pas mal, l’avantage c’est la légèreté, la
flexibilité ; l’inconvénient c’est l’absence de la sensualité du livre papier.
Bref, du pour et un peu de contre.
Repas du soir
salade. Séance de cinéma « Roman Holidays », avec un craquante Audrey
Hepburn, un Gregory Peck au sommet de sa séduction et un Eddie Albert qui
entrera dans le mythe télévisuel bien des années plus tard avec « Green
Acres », « Les arpents verts » dans la version française.
Vendredi 25-9/J 7
Bonne nuit. Le
jour se lève en un spectacle magnifique. 6h30 sur la passerelle. Mer calme,
roulis. T° 20C. Ce soir, annonce Karren, on fait la fête avec tout l’équipage
dans le meeting room ! Journée un peu morose, un petit mal de mer
pernicieux qui fatigue et vous installe dans une sorte d’ouate. Grande sieste
(2 heures). A 19h00, au mess des officiers, party mensuelle. Le
« cook » et l’épouse de Karren ont mitonné une dizaine de plats très
savoureux. Grande distinction aux beignets de légumes, aux
« samosa », chaussons de pâte fourrés de légumes, cuits aux four, et à
une salade de pois chiches très délicate. Bière, vin, soft et même whisky. Tout
le monde s’est mis sur son 31. Après le repas, grand jeu de course entre 6
bateaux, sorte de jeu de l’oie maritime. Mises 2 USD par bateau. L’ambiance
fiévreuse du début cède le pas à une véritable catharsis. Cris, rires,
invectives, moqueries fusent dans une ou des langues parfaitement
incompréhensibles. Finalement, le n°2 remporte la course. Pas de gain pour moi
mais un bon moment passé avec un équipage très jeune, le plus âgé doit faire
dans la petite quarantaine. Beaucoup sont encore célibataires ; pour les
autres, l’absence de leur épouse et de leurs enfants doit peser lourd. On le
perçoit parfois au détour d’un regard, d’une conversation impromptue.
Passage par la
passerelle, plongée dans le noir absolu hormis les écrans, avant de rejoindre
mes plumes.
Samedi 26/J 8
Lever 6h00. Cette
fois on approche de la terre car le trafic s’intensifie. On est suivi par un
énorme porte-conteneurs qui se rend comme nous à NY. Lever de soleil
magnifique. Alma sur le pont me demande « what about the clock
tonight ? ». Manifestement, elle est un peu perdue avec les
changements d’heure. Nous sommes à présent à 6h00 de Bruxelles, 5 depuis
Londres. Thé indien sur la passerelle : thé noir, cardamome, gingembre,
sucre et lait. Excellent pour l’estomac. Lecture d’Enderlin, ou comment Israël
s’est construit sur une violence inouïe entre les Britanniques, qui avaient
« hérité » de la Palestine en 1919, et les mouvements juifs. Le
« terrorisme palestinien » actuel y a certainement trouvé une source
d’inspiration.
Karren me livre
sur son pc tous les secrets de la gestion des conteneurs. Impressionnant.
Il explique aussi
l’importance vitale de la répartition du poids du chargement et du rôle des
ballasts sur la structure du navire. Une erreur d’estimation, surtout lors
d’une tempête, peut briser la coque en deux.
Repas de fish
& chips à l’indienne, excellent, modérément piquant. Sieste (2 heures plein
pot) puis ballade sur le navire. Le ciel est étonnant, légèrement voilé et
comme laiteux, parcouru de nuages sagement alignés derrière lesquels joue le
soleil, coiffant une mer d’encre. Le navire file à belle allure, sans presque
plus de roulis. Le 2nd officier m’annonce que l’escale de NY sera plus
courte, qu’il n’est pas certain de pouvoir descendre car la compagnie a mandaté
un audit ! Pour les passagers, « no trouble ». Arrivée à 8h,
formalités de l’immigration (chouette, j’adore), départ à 21h. Taxi jusqu’au
Guggenheim avant un repas dans un des restaurants installé sur l’ancien Pier en
bois, au bord d’East River. J’y mettrai mon blog on-line.
En attendant,
écoute de la 4e de Brahms par C. Kleiber. Ecouter cette merveille en
plein milieu de l’océan, doucement bercé, quel bonheur.
Après le repas
végétarien, séance cinéma avec « L’honneur des Prizzis », comédie
mafia avec un Nicholson pas encore trop cabot, et une superbe Kathleen Turner,
sous la direction de John Huston.
Samedi 27/J9
RAS sinon un
temps superbe, ciel d’azur, trafic en croissance. Les cartes marines,
auxquelles nous avons accès, sont passionnantes. Elles pullulent d’informations
allant de la présence possible de mines immergées aux zones interdites pour des
raisons écologiques, comme la protection des couloirs de migration des baleines.
Karren confirme la montée à bord à NY d’auditeurs de la compagnie venant
examiner tous les aspects relevant de la sécurité. Vers 10h, Paul me signale la
présence d’un aigle à l’extrémité de la grue de proue. L’animal est superbe,
tête blanche, corps foncé. Il daigne faire quelques passages devant nous,
révélant une envergure impressionnante. Un petit rapace virevolte autour du
navire, se pose de temps en temps sur un conteneur. Je suppose que si loin des
terres – la plus proche est à 200 km -, ces oiseaux vont à la pêche, ou suivent
les bateaux dans l’espoir d’y trouver pitance. Subitement, je constate que le
cargo est à l’arrêt. On teste sa capacité à redémarrer, selon le
« captain », toujours aussi imperturbable. Sieste apéritive,
interrompue par Alma, perdue dans les arcanes de la « laundry ». Le
voyage en cargo, c’est cela aussi, un petit univers à partager… « be
cool ».
Savoureux plat
indien, sorte de bahmi goreng bien relevé, dessert constitué d’excellents
raisins. Au moment où j’écris ces lignes, le ciel est exempt de nuages, la
température proche de 25°C.
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